C’est le fruit de plus de dix ans de travail. Jusqu’au 14 janvier 2024, l’artiste africain-américain Kehinde Wiley, qui vit entre Dakar et Lagos, expose les portraits acidulés de onze leaders du continent. Il avait déjà réalisé le portrait de Barack Obama en 2018.
Kehinde Wiley : courtisan ou bouffon du roi ? Artiste sincère ou homme d’affaires avisé ? Les questions se posent et chacun pourra aller chercher ses propres réponses au musée du quai Branly – Jacques-Chirac (à Paris), où l’artiste africain-américain né à Los Angeles d’un père yoruba expose onze portraits monumentaux de chefs d’État africains (Kehinde Wiley, Dédale du pouvoir, jusqu’au 14 janvier 2024). Une explosion de couleurs et de motifs ultra-instagrammable !
Au départ, Barack Obama
Longtemps tenue secrète, l’idée a germé dans l’esprit du peintre quand Barack Obama s’est lancé dans la course à la Maison-Blanche. « J’ai conçu ce projet quand Barack Obama s’est présenté à la présidentielle de 2008, confie Wiley à la commissaire d’exposition Sarah Ligner. Beaucoup de gens pensent à tort que ces portraits de chefs d’État sont dans la ligne directe de celui que j’ai réalisé pour lui en 2018. Ce n’est pas le cas. L’idée de la série a émergé alors qu’il n’était que candidat, parce que cela a ouvert dans mon imagination la possibilité d’un portrait de président noir. Et quand j’ai commencé à y penser, je me suis demandé où je pourrais trouver ce portrait réel, et non ce que je pensais être à l’époque le fantasme d’un président africain-américain. Alors j’ai commencé à appeler des amis et des contacts qui avaient accès à des chefs d’État africains, afin de voir s’il était possible de rencontrer certains d’entre eux. »
Et cela a été possible : dans un labyrinthe noir, parfaitement mis en lumière, Wiley présente aujourd’hui les portraits glorieux et chamarrés d’Olusegun Obasanjo (Nigeria), Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), Paul Kagame (Rwanda), Denis Sassou Nguesso (République du Congo), Alpha Condé (Guinée), Faure Essozimna Gnassingbé (Togo), Sahle-Work Zewde (Éthiopie), Macky Sall (Sénégal), Nana Akufo-Addo (Ghana), Félix Tshisekedi (RDC) et Hery Rajaonarimampianina (Madagascar).
Détaillée dans un film, la méthode de travail de Kehinde Wiley a été à peu près la même dans tous les cas : lors d’une séance d’environ une heure et quarante-cinq minutes, l’artiste a rencontré chacun des présidents et leur a montré un catalogue de peintures occidentales réalisées entre le XVIIe et le XIXe siècle et représentant des hommes de pouvoir. Les chefs d’État, venus dans les vêtements de leur choix, pouvaient sélectionner une pose, une manière d’être représentés. Ils disposaient aussi d’accessoires divers apportés par Wiley, à utiliser s’ils le souhaitaient. Ils étaient ensuite photographiés, afin de permettre à l’artiste et à ses nombreux assistants de travailler en studio sur ses peintures.
LA SUITE APRÈS CETTE PUBLICITÉ
Contrairement au portrait d’Obama, la commande qui a rendu Wiley mondialement célèbre, cette série ne relève pas d’une démarche officielle, l’artiste restant maître de ses œuvres. Après la séance de pose, les dirigeants n’ont plus eu leur mot à dire et, si l’on en croit la communication officielle, ils n’ont découvert leur portrait que ce 26 septembre, comme tous les visiteurs du musée du quai Branly.
Le résultat est, sur le plan esthétique, dans la droite ligne des travaux de Kehinde Wiley. Des portraits ultraréalistes, où le visage et les mains sont particulièrement travaillés. Des portraits ultracolorés qui jouent souvent avec des motifs ornementaux floraux s’échappant de l’arrière-plan pour s’imposer au premier plan. Des portraits imposants, pour la plupart peints en contre-plongée, qui donnent à leur sujet une position de domination. Des portraits esthétisants et exotisants où les motifs exubérants et décoratifs ne sont pas sans rappeler ceux du wax indonésien… ou des papiers peints à l’ancienne. Ainsi le président du Togo, Faure Gnassingbé, comme celui de la République du Congo, Denis Sassou Nguesso, sont-ils presque avalés par les fleurs de l’arrière-plan, véritablement invasives.
Hery Rajaonarimampianina à cheval
Si la plupart des onze leaders africains portent des costumes à l’occidentale, certains ont choisi des tenues traditionnelles, comme le Ghanéen Nana Akufo-Addo, le Nigérian Olusegun Obasanjo ou l’Éthiopienne Sahle-Work Zewde. Parfois, en arrière-plan, des éléments de décor distinctifs permettent de les situer géographiquement : vertes collines du Rwanda, lagune d’Abidjan, côte atlantique du Sénégal, skyline d’Addis-Abeba… Tous sont représentés selon les codes de la peinture occidentale (et officielle) du pouvoir, en vogue à l’époque des monarchies. L’un des portraits les plus parlants en la matière est la représentation équestre – le président est tout de même en costume – du Malgache Hery Rajaonarimampianina montant un cheval à l’œil écarquillé.
« Cette série est un travail de réflexion autour de l’histoire de l’art occidental et des modèles noirs écartés de cette histoire », explique Ligner. Une démarche que l’on retrouve, depuis de nombreuses années, chez d’autres artistes contemporains. Que ce soit chez Yinka Shonibare (Nigeria) qui reprend en sculpture une toile de Fragonard (The Swing) ou chez Omar Victor Diop (Sénégal) qui se photographie en Juan de Pareja, en référence à un tableau de Vélasquez. À cette différence près que Kehinde Wiley s’intéresse ici à des hommes politiques exerçant, ou ayant exercé, la plus haute autorité de la manière que l’on sait.
« Ce qui intéresse Wiley, c’est la représentation du pouvoir lui-même, poursuit Sarah Ligner. Qui se traduit par le choix de la composition en contre-plongée, le regard d’autorité qui s’impose, la position des mains, les attributs… Il transpose l’histoire du portrait d’apparat et le réinterprète. Ce n’est jamais de la copie. » Dans quelques-unes des peintures, Kehinde Wiley a choisi d’introduire des accessoires parfois anachroniques : une épée sur laquelle s’appuie Obasanjo, une longue-vue que tient Macky Sall, un atlas intitulé « Karte von Ruanda » sur le bureau de Paul Kagame… Ajoutés aux couleurs criardes, aux attitudes, ces éléments font que les toiles frôlent parfois le burlesque. Wiley est-il en train d’encenser ces leaders politiques, ou bien de se moquer d’eux ? Car il peut y avoir quelque chose de ridicule dans l’image d’un président contemporain posant en amiral ou en chevalier à la mode du XVIIIe !
La commissaire d’exposition invoque tantôt une « ambiguïté » tantôt un « imbroglio ». Dans le court texte distribué en début d’exposition, Kehinde Wiley offre une réponse : « Je ne souhaite pas créer un art qui soit politiquement correct. Ce que je souhaite créer, c’est quelque chose qui soit peut-être un peu dangereux, un peu inconfortable. Les portraits que je peins peuvent être difficiles à comprendre d’un point de vue universel. Chaque visiteur qui viendra ici observera cette série d’un point de vue différent, au sein de ce labyrinthe de compréhension. »
Pop, kitsch, acidulé
Le choix des dirigeants, s’il a été facilité par la célébrité acquise par Wiley avec le portrait d’Obama, correspond aux contacts qu’a pu avoir l’artiste, notamment à travers sa galerie parisienne (Templon). « Je n’ai pas insisté pour que mes sujets passent un test de moralité pour faire partie de ce projet, dit-il. Je ne leur ai pas demandé de fournir des gages en matière de respect des droits de l’homme, de processus démocratique ou de nombre de mandats au pouvoir. Ce projet n’est pas fait pour donner des bons points comportementaux. » Et de poursuivre : « Aucun chef d’État n’a vu son portrait. Chacun a sa propre personnalité. Sa propre relation avec son image, son ego. Chacun a son héritage culturel. Mon boulot est de mettre en œuvre le même procédé systématiquement, tout en donnant à chacun l’opportunité d’exprimer sa volonté dans le cadre de ce projet. »
Dans la série The World Stage, Kehinde Wiley sublimait des anonymes rencontrés un peu partout dans le monde, avec Trickster, il magnifiait des artistes noirs célèbres comme Yinka Shonibare ou Lynette Yadom Boakie, pour Down, il reprenait la figure du gisant avec, essentiellement, de jeunes hommes noirs. Aujourd’hui, il applique la même recette de relecture pop et kitsch d’œuvres occidentales en version acidulée pour les présidents africains. La ligne claire qu’il énonçait jusque-là, à savoir rendre visibilité et dignité aux corps noirs, se fait ici un peu plus floue. Flagorneur malin ou subtil provocateur ? Selon Sarah Ligner, « il s’émancipe du peintre courtisan ». Et si l’un de ses modèles souhaite acheter l’une de ses toiles ? « Il ne s’y opposera pas. »
Les présidents intéressés devront néanmoins disposer d’un solide pactole. Vendue chez Sotheby’s en 2021, la toile la plus chère de Wiley, The Virgin Martyr St Cecilia, a été adjugée pour 649 200 euros. À défaut de pouvoir s’offrir le portrait de leur président favori, les admirateurs de Kehinde Wiley pourront acquérir quelques produits dérivés en vente sur son site web. Un ballon de basket à 275 dollars, un tote bag Black Rock Senegal à 40 dollars, une planche de skate à 250 dollars et tout un choix de goodies : carnets, vêtements, livres, bougies, bandanas, jeux de cartes, foulards…