L’autrice palestinienne Adania Shibli, l’artiste libanais Ayman Baalbaki ou encore David Velasco, rédacteur en chef de la revue américaine Artforum, ont tous en commun d’avoir perdu des opportunités professionnelles depuis le début, le 7 octobre, après les attaques du Hamas, de la guerre que mène Israël à Gaza. Les industries de l’art et de la mode sont ainsi “actuellement secouées par de véritables chocs sismiques sur fond d’une chasse aux sorcières désordonnée et aux relents racistes envers des personnalités (pour la plupart arabes) affichant leur soutien à la cause palestinienne”, écrit L’Orient-Le Jour.

Face aux pressions, de nombreux artistes font part de leur peur et s’insurgent contre ce qu’ils considèrent être de la censure.

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Le quotidien libanais relate ainsi le scandale provoqué par le retrait de deux œuvres, Al-Moulatham et Anonymous, d’Ayman Baalbaki, par la maison britannique Christie’s, qui devaient être mises en vente le 9 novembre à Londres. “Sur la première toile, un homme à la tête enveloppée d’un keffieh et sur la seconde, un homme avec un masque à gaz et un bandeau rouge autour du front, sur lequel est écrit en lettres arabes le mot tha’iroun (rebelles).”

Le peintre dénonce auprès du journal dans un autre article une “censure qui ne dit pas son nom. On veut censurer un certain art, une certaine culture arabe.”

“Une distraction de la véritable douleur”

Cela reflète une tendance globale, poursuit L’OLJ, affirmant qu’il a “suffi à certains acteurs de ces milieux d’exprimer leur indignation face aux crimes contre l’humanité et aux violations du droit international perpétrés par Israël pour être aussitôt accusés d’antisémitisme ; pour être harcelés, insultés, parfois cancelled (annulés) ou, pire encore, licenciés de leur emploi pour des raisons pour le moins obscures”.

Le cas d’Adania Shibli est révélateur. L’écrivaine a vu la remise d’un prix qu’elle devait recevoir le 18 octobre à la Foire du livre de Francfort être reportée. Alertée par un simple e-mail de ce report, elle explique à The Guardian avoir “vécu toute cette affaire comme une distraction de la véritable douleur, rien de plus”. Inspiré de faits réels, son roman Tafsil Thanawi (Un détail mineur, paru en France chez Actes Sud) raconte le viol et le meurtre d’une jeune Bédouine par des soldats israéliens en 1949, soit un an après la Nakba.

“Pendant ces quatre dernières semaines, le langage m’a fuie, c’est comme s’il n’était pas là. Chaque fois que j’essayais, je n’y arrivais pas”, confie-t-elle dans une interview accordée au journal britannique. L’autrice de 49 ans, elle-même issue d’une longue lignée de Bédouins, dit aussi la douleur qui l’habite ces derniers temps.

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“Je comprends maintenant que cette disparition du langage est le résultat de la douleur : la douleur incompréhensible de ceux qui vivent en Palestine et en Israël et qui se voient infliger un nouveau degré de cruauté, la douleur personnelle de la disparition de ce rêve où on avait osé imaginer une nouvelle forme de vivre-ensemble, où on s’autorisait à tirer les enseignements de la douleur plutôt que de l’infliger à d’autres.”

Des licenciements et la peur

D’autres personnalités ont perdu leur emploi après avoir affiché leur opposition à la guerre. Aux États-Unis, David Velasco, rédacteur en chef renommé d’Artforum, a été licencié fin octobre après six ans à la tête de la rédaction du prestigieux magazine américain spécialisé sur l’art, relate The New York Times. Un licenciement venu sanctionner le fait qu’il a signé une lettre ouverte publiée sur le site de la revue, soutenant “la libération de la Palestine, un appel à mettre fin au meurtre et aux souffrances de tous les civils, un cessez-le-feu immédiat, l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza et la fin de la complicité de nos autorités dans ces graves violations des droits de l’homme et ces crimes de guerre”. Affirmant n’avoir aucun regret, David Velasco se désole de voir “un magazine qui a toujours défendu la liberté d’expression et la voix des artistes céder aux pressions extérieures.

La peur s’est toutefois installée chez les artistes, notamment ceux qui se sont expatriés en Europe ou aux États-Unis, explique L’OLJ. “Nous sommes scrutés, ici, en Allemagne, et il y a une politique silencieuse de zéro tolérance envers les pro-Palestiniens. C’est plus facile dans des villes comme Londres, par exemple, avec des manifestations de centaines de milliers de personnes”, explique au quotidien, sous couvert d’anonymat, un artiste libanais en attente de renouvellement de sa carte de séjour à Berlin.

Le graphiste et directeur artistique Marwan Kaabour, installé à Londres, dénonce directement par son art les violentes frappes menées par l’armée israélienne contre les Palestiniens.

“Le Royaume-Uni, où je vis, est heureusement légèrement différent de la France ou de l’Allemagne, où il y a eu plus de menaces directes, de censure et de licenciements ; même si nos grandes institutions artistiques n’ont pas été autorisées à faire de déclarations.”

Des artistes palestiniens tués

Alors que les voix propalestiniennes sont sous pression en Europe, plusieurs artistes palestiniens ont été tués à Gaza depuis le début de la guerre, rappelle The Observer.

Heba Zagout, 39 ans, peignait des sites historiques, musulmans ou chrétiens, et des femmes portant des symboles de paix. Elle a été tuée dans une frappe israélienne, avec deux de ses enfants.

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Mohammed Sami Qariqa, un peintre très actif au sein d’une ONG locale, s’attelait à capturer la souffrance de son peuple et a passé ses derniers jours à divertir les enfants réfugiés au sein de l’hôpital Al-Ahli. Il y a été tué le mois dernier.

La poétesse de 32 ans Hiba Abu Nada avait publié un recueil intitulé “L’oxygène n’est pas pour les morts” (inédit en français). Elle a été tuée avec son fils dans une frappe israélienne le 20 octobre à Khan Younès, selon le ministère de la Santé du Hamas.

Le Guardian rapporte son ultime poème, publié sur X (ex-Twitter) le 8 octobre :

“La nuit de Gaza est sombre à part la lueur des roquettes,

Silencieuse, à part le bruit des bombes,

Terrifiante, à part le réconfort de la prière,

Noire, à part la lumière des martyrs.

Bonne nuit, Gaza.”