Maryse Condé: «La négritude est morte à Montrouge le 8 janvier 2015»

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LITTÉRATURE/FRANCE
Maryse CONDE© Malick MBOW

A 80 ans, Maryse Condé est la grande dame des lettres antillaises. Universitaire et romancière, elle est l’auteur d’une production foisonnante et puissante: une vingtaine de romans, des récits autobiographiques, des essais et des articles sur la politique, la langue, l’histoire antillaise et française. Affaiblie par la maladie depuis quelques années, elle s’est retirée dans le Lubéron où elle partage son temps entre lectures, rencontres et réflexions sur le devenir du monde. Dans son nouveau roman Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana, elle part des attentats terroristes et d’autres turbulences du monde contemporain pour revisiter les thèmes qui lui sont chers : Afrique, France, négritude… Entretien.

Maryse Condé est guadeloupéenne et l'auteur d'une oeuvre considérable, maintes fois primée.
Maryse Condé est guadeloupéenne et l’auteur d’une oeuvre considérable, maintes fois primée. Claire Garate/Edition Lattès

Les jumeaux Ivan et Ivana sont nés de l’union d’une Gudeloupéenne et d’un Malien, musicien et poète. Ils sont élevés par leur mère et leur grand-mère car le père est parti au Mali avant leur naissance. Les deux enfants sont très proches, mais leur complicité résistera-t-elle aux turbulences sociales et politiques auxquelles ils sont confrontés lorsque, devenus adolescents, ils débarquent au Mali, dans la famille de leur père. Au contact des jeunes et moins jeunes qu’ils rencontrent dans leur nouveau pays, Ivan se radicalise et se convertit à l’islam. A travers le récit du drame jihadiste qui ravages des pays et des esprits, Maryse Condé raconte le devenir de la négritude mise à l’épreuve de la mondialisation et la guerre des civilisations. Un roman subtil et inattendu.

RFI : La publication du Fabuleux et triste destin d’Ivan et d’Ivana qui est le vingt-deuxième roman sous votre plume est une divine surprise. Comme vous aviez déclaré que vous ne vouliez plus écrire, on ne s’attendait plus à un nouveau roman. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Maryse Condé : Vous savez c’est difficile pour un écrivain qui a toujours écrit, de se résigner à ne plus le faire. Mon corps est peut-être malade, affaibli, handicapé, mais mon esprit reste actif comme il l’a toujours été. La source de l’inspiration ne s’est jamais tarie. Mon imagination réagit aux évolutions du monde en faisant advenir à la surface de ma conscience des images, des pensées. Il était difficile de résister longtemps à la tentation de les mettre en forme. C’est donc ce que j’ai fait en me faisant aider par mon mari pour la partie pratique.

C’est un roman sur la radicalisation de la jeunesse musulmane des Antilles. Quel a été l’événement déclencheur ?

Le monde dans lequel nous vivons actuellement est très étrange car il ne ressemble aucunement à ce que nous avons pu connaître dans notre jeunesse. Nous n’avons pas été victimes d’attentats terroristes, ni vu des voitures fonçant sur la foule. J’ai eu envie de raconter ces nouveaux dangers qui guettent nos sociétés, décrire l’étendue des dégâts tout en m’interrogeant sur les causes profondes de ces dysfonctionnements humains et sociaux. Je suis parti du phénomène de radicalisation qui touche aussi les jeunes caribéens. En bavardant avec une chercheuse d’origine pakistanaise, j’ai appris que des Haïtiens, des Antillais étaient partis se battre en Syrie aux côtés des jihadistes. Et puis il y a eu en 2015, le meurtre de la policière antillaise Clarissa Jean-Philippe par le jihadiste Amedy Coulibaly, à Montrouge, une banlieue parisienne. Cette tuerie aveugle d’une femme noire par un homme, lui aussi noir, était un tournant pour moi. Nous avions atteint le sommum de la violence. Il fallait que je réagisse.

Vous voulez dire que si la victime était européenne ou chinoise ou indienne, la violence du meurtre aurait été moins traumatisante ?

Bien évidemment que non. En revanche, en abattant la policière antillaise, le Malien Amedy Coulibaly mettait fin au mythe de la négritude basée sur la solidarité intra-raciale. La négritude est morte à Montrouge ce jour-là car elle s’est révélée pour ce qu’elle a toujours été : un mythe. La violence dont le jihadiste malien a fait preuve ne se soucie guère de la couleur de la peau et n’épargne ni parents ni amis. C’est cette violence que j’ai voulu mettre en scène à travers le duo de frère et sœur jumeaux Ivan et Ivana, les deux personnages centraux de mon livre, reliés à la fois par un grand amour et une haine farouche.

 

« Le fabuleux et triste destin d'Ivan et d'Ivana »: 22e roman sous la plume de la Guadeloupéenne Maryse Condé.

« Le fabuleux et triste destin d’Ivan et d’Ivana »: 22e roman sous la plume de la Guadeloupéenne Maryse Condé. Edition Lattès

 

Le drame que vous racontez dans votre roman nous entraîne en Afrique, plus précisément au Mali en proie à des violences communautaires et religieuses. Vos héros y retournent pour retrouver leur père africain. Ce retour en Afrique a été une constante dans le parcours des hommes et femmes de la diaspora noire de votre génération.

Comme je l’ai raconté dans le premier volume de mes mémoires (1), à cause de mon éducation coloniale et bourgeoise, j’ai longtemps cru que les Noirs étaient natifs des îles de la Caraïbe. C’est à vingt ans, en découvrantDiscours sur le colonialisme d’Aimé Césaire que j’ai compris que la présence des Noirs sur le continent américain n’allait pas de soi et qu’elle était le résultat d’un processus historique. Grâce à Aimé Césaire, je suis partie en Afrique où j’ai vécu une dizaine d’années. Ce retour en Afrique m’a permis de m’assumer en tant que femme noire et de devenir cet écrivain que je suis devenue.

Vous avez aussi déclaré que votre relation avec l’Afrique était fondée sur un « mensonge ». De quel mensonge s’agit-il ?

« Mensonge » n’est pas un terme approprié. Il faut peut-être parler du piège de la quête des origines qui nous a conduits, les Antillais et les Américains noirs, en Afrique. Nous nous somme très vite rendu compte que nous n’étions pas Africains. Il n’y avait pas d’ancêtre fondateur, il n’y avait que le bateau négrier dans la cale duquel s’est constituée notre véritable identité. Dans la douleur de l’arrachement à la terre natale et de la dépossession. Pour douloureuse que soit cette prise de conscience, c’est sans doute parce que je suis passée par là que je vis bien et pleinement aujourd’hui ce métissage culturel dont je suis le produit, comme tous les Antillais, mais aussi tous ceux qui sont passés par la colonisation. En fait, je me sens proche de tous ceux qui questionnent les notions d’origine. « Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries », pourrais-je dire en citant Aimé Césaire.

Cette histoire coloniale pourtant nourrit votre œuvre. Sa mémoire est transmise par les femmes telles que Maeva, Simone, grand-mère et mère respectivement de vos personnages principaux dans votre nouveau roman. N’avez-vous pas toutefois l’impression qu’avec la mondialisation qui rapproche aujourd’hui les hommes et les sépare aussi, nous sommes passés à un autre cycle de l’évolution humaine ?

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Oui, je vois bien que les pays sont engagés dans des voies nouvelles qu’on ne pouvait imaginer il y a vingt ans. L’histoire de l’homme n’est pas finie, mais les problèmes tels que les guerres civilisationnelles, les migrations que nous rencontrons aujourd’hui dans le monde, découlent aussi en partie des dysfonctionnements causés par l’esclavage et l’impérialisme occidental. Ces crimes ne sont pas étrangers aux ravages que connaît par exemple ma terre natale la Guadeloupe, plongée dans la violence et le chômage. La résolution de ces problèmes passe par un véritable dialogue des cultures.

Pour finir, je voudrais vous demander quels sont les auteurs qui vous ont marqué le plus ?

Je dirais Frantz Fanon, à cause de sa lucidité et Aimé Césaire pour la beauté et la puissance de son œuvre. On peut ne pas aimer la politique d’Aimé Césaire, mais ses textes continueront longtemps de nous interroger et interpeler.

(1) La Vie sans fards, JC Lattès, 334 pages

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