Biennale de Dakar 2024 : pour Salimata Diop, « l’art a le pouvoir d’offrir de nouvelles perspectives »

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Salimata DIOP©Malick MBOW

La jeune curatrice franco-sénégalaise a été choisie pour assurer la prochaine édition de la Biennale de Dakar, du 16 mai au 16 juin 2024. Rencontre.

Salimata Diop, à La Rochelle, devant une œuvre de Laeïla Adjovi , issue de sa série Les chemins de Yemoja, le 10 janvier 2024. © MONTAGE JA : Thomas Louapre pour JA
Salimata Diop, à La Rochelle, devant une œuvre de Laeïla Adjovi , issue de sa série Les chemins de Yemoja, le 10 janvier 2024. © MONTAGE JA : Thomas Louapre pour JA

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 18 février 2024

La curatrice franco-sénégalaise, qui a précédemment officié pour la foire parisienne AKAA et pour le musée de la photographie de Saint-Louis, sera la directrice artistique de la Biennale de Dakar, du 16 mai au 16 juin 2024. Âgée d’à peine 35 ans, pianiste douée, dotée d’une solide culture classique, Salimata Diop est la fille d’enseignants linguistes de l’Université Gaston-Berger. Hommages, pays invités, thématiques, lieux d’exposition, elle nous dit tout sur cette édition de la plus importante manifestation artistique du continent.

Jeune Afrique : Que représente pour vous le fait d’avoir été choisie comme directrice artistique de la Biennale de Dakar 2024 ?

Salimata Diop : En tant que commissaire d’exposition, cette première biennale représente la validation de mon travail et un tournant de carrière. Et comme il s’agit de celle de Dakar, capitale du pays où j’ai grandi, c’est un rêve qui prend forme… Au-delà de mon lien personnel avec l’événement et l’endroit où il a lieu, c’est l’une des plus importantes manifestations artistiques du continent pour rencontrer les artistes africains et créer des liens avec la scène artistique internationale.

Vous avez participé à plusieurs biennales de Dakar ?

Je ne les ai pas toutes vues, car à l’époque où je faisais mes études supérieures, je n’avais pas forcément les moyens de revenir au pays. J’en ai vu pas mal, qui m’ont chacune marquée à leur manière, notamment à l’époque où elles se déroulaient au musée Théodore-Monod d’art africain, sur une échelle plus modeste. Certains souvenirs anciens datent d’une période où je n’étais pas forcément intéressée par une carrière dans l’art contemporain, mais il y a des œuvres qui m’ont marquée. C’était toujours un moment très riche au cours duquel j’étais curieuse de découvrir, de me laisser interpeller. Les biennales étaient des événements rares à l’époque, parce qu’il n’y avait pas encore toute cette scène artistique dynamique qui existe aujourd’hui avec le Partcours, les galeries et les centres d’art – qui proposent désormais une programmation très riche tout au long de l’année.

Certaines vous ont plus marquée que d’autres ?

Je pense à celle de 2012, parce qu’il y avait de grandes expositions à la Biscuiterie de la Médina. J’avais adoré l’espace des ateliers Sahm, les grandes expositions de Ndary Lô, Soly Cissé, Camara Gueye, trois artistes incroyables. Le retour de la biennale à l’ancien palais de Justice, en 2016, m’a marquée aussi. C’était une année exceptionnelle avec l’exposition dans cet ancien bâtiment et la gare qui avait été investie par les artistes. Être à la hauteur de cette lignée, c’est un défi enthousiasmant. Ce n’est pas une opportunité que j’aurais osé imaginer il y a quelques années !

La biennale a joué un rôle dans votre choix de devenir commissaire d’exposition ?

Quand je vivais au Sénégal, la vie était rythmée par cet événement. Il n’y avait aucun autre moment pour rencontrer tous ces visiteurs, ressentir un tel engouement pour l’art, y compris aux infos, à la télévision nationale, à la radio. Plus spécifiquement, quand j’ai fait mon master en histoire de l’art et des collections à Londres, on nous a donné un devoir au moment des fêtes, que j’avais prévues de passer au Sénégal avec ma famille. Cela a été l’occasion pour moi, grâce aux encouragements de la professeure en philosophie, collectionneuse et mécène Aminata Diaw-Cissé, de discuter avec des artistes. Pour la première fois de ma vie, j’ai pu dialoguer avec des plasticiens contemporains comme Viyé Diba et Soly Cissé. J’étais impressionnée par cette magie de pouvoir converser avec des artistes, ce qui n’est pas possible quand on est spécialiste de l’art du XVIIIsiècle – ce qui était alors mon cas. On a eu des échanges très riches et c’est ce qui m’a donné envie de me lancer dans cette carrière.

Comment voyez-vous le poste de directrice artistique de la Biennale de Dakar ?

À Dakar, le directeur artistique est là pour créer du lien et établir la cohérence de l’ensemble de la programmation. C’est ambitieux et passionnant parce que je peux avoir un regard sur l’ensemble, comme le choix du pays invité – les États-Unis dAmérique cette année – ou la programmation musicale, même si je ne suis pas du tout experte en la matière. Je détermine aussi le choix de la thématique, ce qui est essentiel. J’ai toujours pensé qu’avoir un fil rouge était important pour pouvoir approfondir un lien de sens entre les différentes propositions du programme officiel.

Quelle sera alors votre thématique ?

Le titre de l’édition sera « The Wake ». C’est un titre en anglais, assumé car je considère que c’est une biennale internationale. Le terme « wake » comprend plusieurs sens. C’est le sillage d’un bateau, c’est l’éveil, c’est aussi la veillée funéraire. C’est un terme qui fait écho à l’œuvre de Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (2016). C’est une de ces œuvres récentes qui ont marqué ma vision et ma compréhension du monde – et influencé mes perspectives. Dans cette édition de la biennale, je m’empare de ce terme littéralement, parce que je trouve que la notion de sillage est belle et poétique. J’ancre cette thématique dans l’eau, les rivières, cette presqu’île qu’est Dakar et cette ville de mon enfance qu’est Saint-Louis, dans le grand delta du fleuve Sénégal. Je réfléchis à ce que peut représenter la notion de sillage pour le temps présent – notre monde de l’après-pandémie, en pleine transformation. Je me demande comment on va faire pour imaginer l’avenir et faire face à ces transformations, notamment écologiques. Comment on va faire pour accepter notre histoire, aussi, qui conduit à notre présent. Je veux que ce questionnement concerne aussi les œuvres elles-mêmes, car pour moi, il y a un sillage de l’œuvre.

C’est-à-dire ?

Une œuvre, c’est une expérience émotionnelle, bonne ou mauvaise, qui nous interpelle. Mais elle a un passé : sa création, l’inspiration qui la précède, sa réalisation. Et un futur : la direction qu’elle donne. L’expérience de l’art, c’est l’une des rares expériences qui a le pouvoir de bouleverser le monde et d’offrir de nouvelles perspectives.

Pouvez-vous nous parler de la programmation ?

Il y aura deux hommages, dont un à une artiste bien vivante, Anta Germaine Gaye, une de nos maîtres dans l’histoire de l’art du Sénégal. C’est quelqu’un qui a porté et exploré le genre du sous-verre, du figuratif à l’abstrait, une femme qu’on a besoin de célébrer et de connaître. Le second hommage sera consacré à Ndoye Dout’s, dont la disparition le 9 juin 2023, nous a tous ébranlés.

« Thies », œuvre de Ndoye Dout's. © Instagram Ndoye Dout’s.
« Thies », œuvre de Ndoye Dout’s. © Instagram Ndoye Dout’s.

De façon plus générale, des œuvres porteront une réflexion sur la colonisation et l’esclavage ; d’autres interprèteront « The Wake » au sens de la veillée ; comme d’autres interrogeront un avenir imaginaire. Je veux que le visiteur puisse suivre un vrai fil narratif à travers cette thématique.

Le lieu principal de l’exposition sera-t-il encore l’ancien palais de Justice ?

Oui, et c’est ce qui m’enthousiasme le plus. Le palais est un endroit assez compliqué car il avait été abandonné, avant d’être utilisé par plusieurs biennales. On se souvient surtout de celle de Simon Njami, mais il y en a eu d’autres auparavant. Tous les espaces n’avaient pas été ouverts. Nous avons décidé, avec le secrétariat et le directeur technique de la biennale, Abdou Diouf, d’occuper des ailes entières qui étaient à l’abandon.

Devant l'ancien de palais de justice qui accueille la biennale de Dakar, ici en mai 2018. © REUTERS/Mikal McAllister
Devant l’ancien de palais de justice qui accueille la biennale de Dakar, ici en mai 2018. © REUTERS/Mikal McAllister

On a donc étendu l’espace d’exposition, passant grosso modo de 3 000 à 4­000 mètres carrés. On souhaite en faire un tiers-lieu, c’est-à-dire un espace d’exposition qui soit aussi un endroit où les visiteurs peuvent passer du temps, visiter les expos à leur rythme, se restaurer, s’installer dans un fauteuil avec un livre. C’est un lieu tellement beau ! Je veux qu’on puisse l’apprécier au-delà du contenu que l’on peut y mettre. J’ai toujours trouvé très compliqué l’articulation entre les œuvres et le lieu d’exposition, notamment dans cette salle des pas perdus, qui est tellement grandiose qu’elle a tendance à en écraser certaines. J’ai la chance, avec l’ouverture de ces nouvelles salles, d’avoir plus de liberté pour présenter les différentes expositions, en accordant plus de place à l’architecture et à la beauté intrinsèque de ce lieu.

Avec quels scénographes allez-vous travailler ?

C’est un travail en commun avec le directeur technique, le secrétariat, et avec deux scénographes, Clémence Farrell et Khady Cassé. Clémence, que j’ai invitée à nous rejoindre, est une scénographe très expérimentée qui a notamment réalisé la maison d’Aimé Césaire en Martinique et qui a travaillé avec de grands musées comme le Louvre Abou Dhabi. C’est une chance et un plaisir de pouvoir réfléchir avec elle et avec toute l’équipe pour réimaginer ce lieu. Quant au pavillon d’accueil, il sera réalisé par l’architecte germano-burkinabè Diébédo Francis Kéré.

Comment avez-vous composé votre équipe ?

J’ai toujours travaillé dans la collaboration, cela a été ma première préoccupation. J’ai tout de suite réalisé que c’était l’équipe qui allait compter et qu’il fallait qu’elle soit solide. Je n’avais pas le droit à l’erreur sur sa composition. J’ai donc trois commissaires invités. La Franco-Togolaise Cindy Olohou, qui a travaillé sur l’exposition « Sur la route des chefferies du Cameroun » au musée du quai Branly et qui connaît particulièrement bien la scène artistique des Antilles. La Britannique Kara Blackmore, qui travaille à l’université de Londres, qui a longtemps vécu en Ouganda et connaît particulièrement bien la scène artistique de l’Afrique de l’Est et du Sud. Enfin, Marynet J., basée à Dakar, qui se spécialise sur l’extractivisme et qui est en train de finir sa thèse sur Goma et les artistes congolais de cette ville.

Les spécialisations des commissaires sont complémentaires. Je souhaite faire une biennale véritablement internationale qui sorte du petit jardin francophone. J’ai aussi trois personnes pour m’assister, dont Salimata Camara, qui m’a aidée à monter le musée de Saint-Louis. J’ajoute que mon équipe est à 100 % féminine, mais je ne l’ai pas fait exprès !

Que pouvez-vous nous dire de la sélection ?

L’appel à candidatures s’est terminé le 15 septembre avec un nombre record de 570 candidatures. La sélection finale comprend aussi un tiers d’artistes invités. Au final, il y aura une soixantaine d’artistes dans l’exposition internationale, venus de 23 pays. Pas forcément africains, puisqu’il y aura la diaspora, bien sûr, mais aussi des artistes afro-descendants de République dominicaine, de Colombie, d’Argentine, du Mexique… On a une parfaite parité homme-femme, même si c’est involontaire. On a essayé de respecter un équilibre entre artistes qui vivent et travaillent sur le continent ou à l’étranger, entre plasticiens reconnus et émergents. L’artiste kényane Wangechi Mutu sera le grand témoin de cette édition.

On dit souvent que la biennale doit se réinventer à chaque édition. Pour un événement qui aura lieu en mai, n’avez-vous pas commencé un peu tard ?

C’est clairement un défi. Je ne peux pas parler à la place du comité d’orientation, mais je crois que la secrétaire générale a attendu pas mal de temps pour être reconduite. Il y a eu beaucoup de confusion et beaucoup de gens ont critiqué, à raison, le fait que l’appel à candidatures ait été lancé avant la nomination du directeur artistique et la divulgation de la thématique. Mais quand j’ai été nommée, on a permis aux artistes de revoir leur candidature et on l’a pris en compte.

Vous avez un cadre budgétaire à respecter ?

Oui, bien sûr. L’enveloppe générale globale de la biennale est de 500 millions de F CFA. Sur la direction artistique, les budgets de scénographie, le coût des matériaux, je ne sais pas vraiment.

Il y a des contraintes en matière de liberté ?

C’est une biennale d’État qui a lieu au Sénégal. On doit donc respecter la loi sénégalaise, qui n’est pas la même qu’en France. Ainsi, au Sénégal, l’homosexualité est un crime. Il y a donc des choix artistiques que j’aurais peut-être faits différemment ailleurs. Cette contrainte a aussi concerné les directeurs artistiques des biennales précédentes. Même sur la nudité, nous devons faire attention. On essaye néanmoins de négocier avec les limites.

Les foires qui se développent ces dernières années – 1-54, AKAA – concurrencent-elles les biennales ?

Non. Au contraire, je pense que c’est complémentaire. L’art contemporain africain n’est pas un gâteau qu’on se partagerait. C’est un nouvel écosystème que l’on construit ensemble. On a besoin de tous ses maillons : il faut que le marché se porte bien, que les institutions se portent bien, que les biennales se portent bien pour développer cette scène. Pour moi, plus il y a de personnes qui veulent collectionner en achetant dans les foires, plus ces personnes sont susceptibles de s’intéresser à la Biennale de Dakar. Et l’inverse est vrai. Ce n’est pas à opposer, d’autant plus que, même si ce marché se porte bien, son manque de structuration est son point faible. La valorisation des œuvres, la cote des artistes et leur trajectoire ne reposent actuellement que sur des maillons qui se trouvent au nord, dans les grands centres de gravité du monde de l’art : Londres, New York, Hong Kong… Il faut qu’on bâtisse des fondations solides, c’est-à-dire des acteurs continentaux.

Dans les foires, on observe des productions artistiques qui semblent parfois imiter celles des artistes à succès, comme El Anatsui et ses tentures, ou, plus récemment, une profusion de « black portraits ».

Ces questions sont beaucoup revenues en comité de sélection. On le prenait même un peu à la rigolade, car on a eu une dizaine d’El Anatsui, une dizaine de Soly Cissé… C’est là qu’une biennale a un rôle à jouer par rapport au marché, car les institutions et tous les acteurs du monde de l’art qui ne sont pas dépendants de l’aspect financier peuvent barrer la route à ce qui relève du filon à exploiter. Pour présenter une bonne sélection, il faut avoir une culture et une connaissance solides, être capable de différencier l’artiste qui a une démarche authentique et honnête de celui qui va juste essayer d’exploiter une mode. C’est du cas par cas.

La situation politique du Sénégal peut-elle influer sur la Biennale de Dakar ?

La situation est tendue et compliquée, comme dans pas mal de régions du monde. C’est une des raisons pour lesquelles je suis aussi déterminée à creuser cette thématique, « The Wake ». Je connais bien la situation et le climat politiques, car j’ai beaucoup de famille et d’amis ici, mais je ne veux pas le prendre en compte dans mon travail. Je souhaite me concentrer sur le contenu de cette édition et faire le meilleur travail possible. Je suis tout de même assez optimiste, car le Sénégal reste un pays où l’on a une histoire exceptionnelle avec la démocratie et avec la paix.

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