AU SECOURS, ON ASSASSINE DAKAR !

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PAR ANNIE JOUGA
Annie Jouga2021© Malick MBOW

EXCLUSIF SENEPLUS – Le processus des « demolition men » s’accélère. L’attrait d’une ville se mesure à ce qu’elle a à offrir d’authentique, d’historique. Nous avons tant de choses à créer et cela dans le respect de tout ce qui nous a précédés

Annie Jouga  |   Publication 12/03/2024

 

Dans ce dimanche paisible du Dakar-plateau, des coups de burin résonnent au loin !

Déjà, les échafaudages montés sur la façade de cette élégante bâtisse, m’interpellent depuis ce début de semaine ne faisant en fait que confirmer ce que je craignais au sujet de « l’hôtel Vichy », rue Félix Faure, immeuble des années 40, d’une architecture post moderne, dont le gabarit, bien inséré dans les façades de Dakar de cette période et laissé à l’abandon depuis une vingtaine d’années. Et de me dire, tantôt confiante lors des bons jours : « l’aurait-on oublié ? », et les jours de déprime : « quand vont-ils s’y attaquer ? »

Pour avoir vu depuis plus d’une dizaine d’années disparaître du paysage urbain dakarois plusieurs bâtiments dont l’architecture est indéniablement remarquable, au risque de voir son identité piétinée, je reste perplexe.

Qu’est donc l’identité d’une ville ? Et en l’occurrence l’identité de la ville de Dakar ? La question reste entière.

J’ai participé il y a quelques mois à une table-ronde dont le thème évocateur était ainsi libellé : « Métamorphose de Dakar, récits d’une ville de contrastes ».

Un  interlocuteur, jeune architecte (français en l’occurrence), nous a fait un long commentaire sur l’absence d’identité de la ville de Dakar avec force argumentaire. Notre cher Sénégal est aujourd’hui envahi par ce genre de « bien-pensants » très connectés, proches des gens de pouvoir et de décision. Et pour cause, aujourd’hui en Europe et partout dans le monde, il s’agit de prioriser la réhabilitation de manière vertueuse plutôt que la construction neuve ! Entre autres engagements pris lors du Forum du bâtiment et du climat, tenu à Paris ce mois de mars 2024 et la déclaration de Chaillot a été signé par 70 pays dont … le Sénégal.

Alors, oui nos pays sont un excellent terrain de chasse, lorsque la commande s’amenuise de l’autre côté de l’océan ; ici il semble si facile de convaincre l’autorité, souvent sourde, ou bien inculte, ou bien avide, ou tout simplement n’ayant pas « le pays au cœur », dont les nombreuses signatures de déclarations n’engagent que très peu ! Il est donc facile pour elle de dire qu’après tout « ce ne sont pas des architectures de chez nousce n’est pas notre identité… ».

Et c’est pour cela que nous assistons meurtris, impassibles, à la démolition de bâtiments remarquables, d’une solidité indéniable, mais aussi dont l’histoire inscrite dans la pierre participe de l’identité de la ville.

Avec le projet de « modernisation des biens de l’État de Dakar-Plateau »,  mis en place dans l’urgence il y a deux ans par le ministère des Collectivités territoriales, le processus des « demolition men » s’accélère.

Comme dans une fin de règne ! Un peu à l’image de cette frénésie de 2012  lorsque la privatisation effrénée de la corniche Est, enfin pour ce qu’il en restait, où l’on a vu comme par magie les statuts fonciers danser au rythme d’un « sabar » endiablé, agrémentés de petits pagnes colorés et brodés  au mode non aedificandi, domaine public maritime, pour finir en mode titre foncier ?

Aujourd’hui, la liste est longue, celle des biens de l’État à « valoriser » et déjà ces mêmes architectes, sûrement avec la complicité de nos architectes, travaillent dans leurs bureaux d’études hors Sénégal, à donner « une identité à Dakar », pensent-ils ! Et bientôt, comme il se susurre, allons-nous voir poindre des grands immeubles à la place du ministère des Affaires étrangères construit en 1905 et qui a été entre autres le premier Palais de Justice (dans les années 50).

Il en sera de même, pour la prochaine démolition de la Gouvernance et la Préfecture, sur la place de l’Indépendance, mais aussi des bâtiments militaires vestiges du Camp Lat Dior, situés sur l’avenue Peytavin et emportant je suppose les caïlcédrats centenaires bordant cette magnifique avenue. Appelée au début de la construction de Dakar, boulevard de la Nationale, elle ouvrait la ville sur la mer à l’est et à l’ouest.

On va donc continuer de démolir des bâtiments qui, s’ils étaient réhabilités « de manière vertueuse » comme dit dans la déclaration de Chaillot, devraient minimiser l’utilisation de ressources non-renouvelables et maximiser l’efficacité énergétique. Il s’agit aujourd’hui de « décarboner » la construction et notamment développer l’utilisation de matériaux s’appuyant sur les ressources du territoire.

On va donc continuer de démolir « au marteau et au burin » quand, dans le même temps, les mêmes gens parlent de constructions « intelligentes, de constructions de « dernière génération » (ne me demandez pas ce dont il s’agit !) et sans crainte des risques encourus sur l’environnement et notamment du fait des émissions de gaz à effet de serre, entre autres.

Aujourd’hui, se fermant les yeux, élevant des grands murs de bâtiments le long de la mer, du port à l’aéroport, Dakar est devenue comme paranoïaque et surtout asphyxiée : malade, elle a tourné le dos à la mer.

Absence de vision, absence de goût, même si l’adage dit que tous les goûts sont dans la nature, je ne sais trop ; une chose est sûre c’est que l’attrait d’une ville se mesure à ce qu’elle a à offrir d’authentique, d’historique ; il nous faut donc raconter notre propre histoire, celle qui est inscrite dans les bâtiments et faire en sorte que les siècles se succédant, se « bousculent » mais avec une grande tolérance …

Mais oui, Dakar doit être « modernisée » c’est-à-dire « redevenir » une ville où il fait bon vivre, bon marcher, parce que tout est à sa place.

Mais aussi, il nous faut avoir le courage de ne faire rentrer dans le centre-ville que les véhicules indispensables et donc créer des parkings non pas au centre-ville inaccessible dans le sens du matin pour y rentrer et dramatiquement vide dans le sens de la sortie. Il faut réduire le flux de personnes entrant dans Dakar et là, l’équation BRT questionne.

C’est aujourd’hui plus une question de santé publique.

Oui, il faut « moderniser » les grands immeubles des années 40, 50 et 60, propriétés privées comme publiques, sans leur faire perdre leurs âmes. Et également ces architectures des années 70 et 80 conçues autour du parallélisme asymétrique. Ces architectures sont l’identité de Dakar, du Sénégal.

Moderniser veut dire faire des recherches sur les matériaux  du 21e siècle et c’est à cela que sert l’école spécialisée pour qu’enfin les matériaux permettent de construire des architectures qui nous ressemblent, pour qu’enfin nos écritures architecturales soient culturellement conçues.

Nous avons tant de choses à créer et cela dans le respect de tout ce qui nous a précédés, avec humilité.

Aussi, il est impératif que dans notre pays les écoles foisonnent pour que nos jeunes générations se bousculent pour réinventer le futur…

Moderniser Dakar s’entend de façon globale et s’inscrit à l’échelle du territoire et non pas ponctuellement même s’il est important que chaque quartier trouve (ou retrouve) son identité.

Pour Dakar, d’aucuns diront que c’est trop tard !

Pour ma part, j’y crois toujours et encore, même si je sais que cela sera difficile mais pas impossible.

Et cela est l’affaire de tous !

Annie Jouga est architecte.

3 Commentaires

  1. Bonsoir chers confrères et aînés.
    Je m’invite à ce début Ô combien intéressant.
    En effet, ce n’est pas qu’une architecture vient d’un  » passé sombre » ou « peu glorieux » qu’il faudra forcément la raser.
    La plupart des bâtiments qui ont fait du temps (pas uniquement à Dakar) mais dans le monde regorge de trésors et de potentialités peu importe leurs créateurs ou leurs situations géographiques.
    Ensuite, il s’agit d’une question purement technique et pragmatique et Annie en parle : celle de l’empreinte carbone. Il est tout simplement plus simple et moins cher de rénover un bâtiment et de le faire muter que de le détruire/reconstruire.
    Et celà peut rejoindre la question de l’identité architecturale parce que finalement c’est même dans l’ADN de l’africain de transformer perpétuellement
    l’existant.
    L’architecture est certe de l’art mais surtout du concret, ce qui engage la responsabilité de tout architecte à éviter la tyrannie du populisme et le nationalisme des extrêmes.

    M. Diagne architecte HMONP

  2. Je ne comprends pas ces architectes sénégalais qui tiennent coûte que coûte à rafistoler les hideux vestiges d’un passé sombre sous prétexte de maintenir l’identité de Dakar. Le colonisateur avait construit ses bâtiments conformément à son génie culturel de l’époque et je pense qu’aujourd’hui, nos architectes doivent faire preuve de plus de créativité en nous proposant quelque chose de plus consistant qu’un rafistolage d’œuvres englouties par un passé lointain et pas si glorieux.
    Nos architectes ont-ils été acculturés par une formation extravertie ? Il est temps de se pencher sur cette question.

  3. Bonsoir chère consœur merci en plein mille ! Mais l’architecture « identitaire » viendra que lorsque nous-mêmes en tant qu’architecte avons compris le sens et cet effort doit être le travail des formateurs dans les écoles d’architecture qui voudront bien transmettre cette architecture authentique qui passera forcément par la sauvegarde du passé architectural à travers le lègue existant du patrimoine classé et non par sa démolition comme si notre passé « Les dents de requin » n’ont plus d’utilité pour nous. C’est vraiment dommage merci encore pour ce réveil des consciences.

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