CHEIKH ANTA DIOP, MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE…

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Portrait de Cheikh Anta DIOP - Historien, anthropologue, et homme politique sénégalais © Malick MBOW
Portrait de Cheikh Anta DIOP – Historien, anthropologue, et homme politique sénégalais © Malick MBOW

Entre « textes rassemblés, traduits et annotés » Khadim Ndiaye réussit à rapporter Diop, exactement comme il a parlé de lui, d’où il vient, des objectifs de ses recherches, de comment il a été amené à s’intéresser – sans vraiment le chercher – à l’Egypte.

APS HEBDO  |   Publication 27/12/2023

 

Par Aboubacar Demba Cissokho

Il y a 20 ans, Cheikh MBacké Diop consacrait à son père, Cheikh Anta Diop, une biographie – Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre – qui donnait une vue exhaustive sur l’itinéraire, la vie et l’œuvre de l’égyptologue sénégalais dont on célèbre en cette fin d’année 2023 le centenaire de la naissance. On avait là une belle introduction aux contextes historique, social, géographique et politique qui ont donné naissance et corps au travail de Cheikh Anta Diop

Ce que réussit le philosophe et chercheur Khadim Ndiaye, avec son essai Cheikh Anta Diop par lui-même, prolonge ce premier travail biographique en donnant la parole à Cheikh Anta Diop, qui parle à la première personne. De sorte que l’ouvrage peut être considéré comme des mémoires que l’homme n’a pas – c’est possible – eu le temps de rédiger, pris qu’il était par ses multiples tâches (recherches, travail de laboratoire, conférences, activités politiques, etc.) et les chantiers auxquels celles-ci donnaient lieu.

Khadim Ndiaye écrit : « Ce recueil, publié à l’occasion du centenaire de sa naissance, est une contribution à la connaissance du chercheur multidisciplinaire qui a laissé à l’Afrique, selon le mot du regretté journaliste Jean-Pierre Ndiaye, ‘’un héritage de libération sans précédent ». Etudiants, chercheurs, décideurs et acteurs de la société civile du continent africain et du monde y trouveront un accès à sa pensée autrement que par ses principaux ouvrages qui peuvent rebuter certains lecteurs

« Je voulais devenir ingénieur consultant pour les avions après la guerre »

Entre « textes rassemblés, traduits et annotés » Khadim Ndiaye réussit à rapporter Cheikh Anta Diop, exactement comme il a parlé de lui, d’où il vient, des objectifs de ses recherches, de comment il a été amené à s’intéresser – sans vraiment le chercher – à l’Egypte. Ndiaye a réuni les textes en 40 chapitres « afin que le lecteur dispose de points de repères facilitant la lecture », dit-il en introduction, précisant que les morceaux choisis ont été agencés pour que « l’ensemble garde une cohérence qui démontre l’étroite parenté entre les idées ».

« Non [je ne descends pas d’une lignée de griots wolof]. C’est faux, mais je n’en suis pas offensé. » C’est cette réponse à Charles S. Finch qui ouvre le premier des 40 chapitres du livre, qui porte sur « l’enfance et le milieu d’origine’’. « Le milieu d’origine n’a jamais été un obstacle infranchissable pour une conscience qui se destine à l’action sociale, relève Cheikh Anta Diop : il y a tous les exemples qui viennent à esprit et que je n’ai pas besoin de citer. Il arrive, par ailleurs, que la rigueur morale et le sens de l’honneur hérités d’un milieu restreint donné et réinvestis dans le champ social d’une action de dimension nationale, donnent des résultats spectaculaires. »

Diop explique qui était destiné à « une carrière purement scientifique », soulignant qu’on lui a « inculqué » des informations qui ont fait de lui « un Africain bien instruit, mais pas cultivé », d’où le fait qu’il a ressenti « un certain vide culturel » en lui. « Mon désir de connaitre mon histoire, ma culture, mon problème personnel [c’est-à-dire mon désir de m’épanouir en tant que personnel], dit-il, m’a conduit à l’histoire. Cependant, je pensais que mes amis feraient le travail pour moi, mais quand j’ai réalisé que rien n’était fait, je suis devenu plus motivé. [Auparavant], je voulais devenir ingénieur consultant pour les avions après la guerre. »

« Nous avons subi un lavage de cerveau »

Au sujet de l’aliénation, l’auteur de Nations nègres et Culture fait ce rappel intéressant : « L’optique déformante des œillères du colonialisme avait si profondément faussé les regards des intellectuels sur le passé africain que nous éprouvions les plus grandes difficultés même à l’égard des Africains, à faire admettre les idées qui aujourd’hui sont en passe de devenir des lieux communs. On imagine à peine ce que pouvait être le degré d’aliénation des Africains d’alors. »

« C’est la connaissance de l’histoire égyptienne qui nous permet de savoir ce que nos ancêtres ont fait sur cette terre. Nous avons subi un lavage de cerveau », dit-il ajoutant : « A l’époque où nous écrivions, bien que des attestations comme celles qu’on a citées dans les textes classiques aient existé, l’impérialisme comme on le dit souvent, avait tellement volé le regard des Africains, que vous pouviez leur citer tous les textes possibles et imaginables, je le leur mettais sous les yeux, mais rien n’y fit. »

Sur la question de la lutte pour l’indépendance, Cheikh Anta Diop évoque son adhésion au Rassemblement démocratique africain (RDA, fondé en 1946 à Bamako). Il en est le secrétaire général des étudiants (1951-53). « L’indépendance, raconte-t-il, est tombée comme une tulle sur le crâne des responsables africains. Ceux-ci n’avaient pas cru devoir éduquer les masses et structurer les partis en fonction des tâches postérieures à l’indépendance. Seuls les étudiants du RDA de Paris prirent position dès 1951 en faveur d’une lutte pour l’indépendance nationale du continent africain, organisèrent du 4 au 8 juillet 1951 à Paris, le premier Congrès panafricain d’étudiants d’après-guerre et développèrent leur programme complet dans le n’1 de leur organe de presse : « La Voix de l’Afrique Noire », février 1952. Ils rencontrèrent une hostilité générale même au sein du RDA et ne furent soutenus que par la section RDA du Cameroun avec son vaillant leader Ruben Um Nyobe… (…) »

Il y a, dans l’ouvrage de 348 pages édité chez Afrikana, des ligner sur les premières recherches de Cheikh Anta Diop et sa soutenance de thèse, les obstacles rencontrés sur le chemin, le retour en Afrique, la vie politique sénégalaise, le laboratoire à IFAN (Institut fondamental d’Afrique noire), sa méthode, ses ouvrages, l’unité culturelle, la fédération, le tribalisme et la question des frontières, la philosophie africaine, les relations internationales…

Cheikh Anta Diop et sa réflexion multidisciplinaire

L’égyptologue rappelle avoir entrepris les travaux linguistiques pour « montrer que nos langues sont aptes à véhiculer la pensée scientifique, la pensée philosophique les sciences… » « Les langues africaines seront ce que vous voudrez qu’elles deviennent, lance-t-il, il faut les exhumer, les réconcilier avec le passé et avec l’avenir. L’importance de l’Egypte c’est un peu cela. Elle est à l’Afrique ce que sont la Grèce et Rome à l’Occident. Tant qu’on n’avait pas établi la parenté entre l’égyptien ancien et les langues africaines, on ne pouvait pas bâtir un corps de sciences humaines. L’Atrique est dotée du passé d’écriture le plus ancien au monde. Au Sénégal, j’enseigne l’histoire ancienne et même l’égyptien ancien à l’université, de la maitrise jusqu’au niveau du doctorat d’Etat. Ça peut contribuer aussi à la survie de nos langues. »

Diop insiste : « Je continue à vous dire que les langues que vous parlez aujourd’hui sont aussi proches du pharaonique que les langues romanes le sont du latin. » Il rappelle par ailleurs, au sujet de la Nubie et de l’Egypte, que lorsqu’il s’est intéressé à l’histoire de l’Afrique pour la première fois, il ne cherchait « nullement à aboutir à une civilisation grandiose », réfutant le « procès d’intention qui passe à côté des sentiment réels. »

L’héritage culturel de l’Afrique pour libérer la femme à l’échelle mondiale

Il revient sur les péripéties du colloque du Caire organisé en 1974, au cours duquel il a été conforté dans l’essentiel de ses thèses sur l’Egypte, l’importance de l’Histoire et de la conscience historique, la culture – « je considère la culture comme rempart qui protège un peuple, une collectivité. »

Cheikh Anta Diop a aussi réfléchi – un chapitre en parle – sur l’Etat et la politique en Afrique, rappelant sur la base des faits, que « c’est l’Afrique qui, très tôt, a créé l’Etat. » Il ajoute : « Le seul Etat viable, […] C’est l’état national groupant plusieurs cités, dont le type le plus ancien est l’état égyptien, c’est celui-ci qui s’est imposé sur tout le bassin de la Méditerranée, à partir d’Alexandre le Grand, qui était fasciné par le modèle africain, au point de vouloir installer sa capitale à Alexandrie, en Egypte même. »

Quelques-unes des plus belles pages de l’ouvrage sont consacrées à la place de la femme dans une société africaine libérée. « Il faut relire attentivement L’Unité culturelle, et vous comprendrez pourquoi la femme, par la volonté même de l’homme (d’évoluer) en un régime sédentaire, a joué, dès le départ, un rôle déterminant. C’est elle qui est l’élément dépositaire de in légitimité. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait cela, mais il faut reconquérir la situation antérieure », soutient Cheikh Anta Diop.

Les Lignes qui suivent sonnent comme l’esquisse d’un véritable projet de libération de la femme, d’Afrique ou d’ailleurs : « S’il est vrai que plus de la moitié de l’humanité est asservie, alors c’est la femme africaine qui, en généralisant le bicaméralisme, serait à la tête de la libération de la femme, à l’échelle du monde. Ce ne serait donc plus telle ou telle idéologie ! Je ne sais pas si vous voyez l’ampleur révolutionnaire de cette idée… La femme africaine doit s’engager dans la voie du bicaméralisme, vous ne serez plus des suffragettes, des féministes. C’est la dignité de la mère de famille africaine traditionnelle que vous restaurerez, de façon conforme au progrès. Je suis sûr que c’est l’Afrique qui, de par son héritage culturel, est la plus à même de libérer la femme à l’échelle mondiale, parce que c’est elle qui l’avait déjà fait par le passé. »

Et comme pour prolonger le chapitre sur la transmission des connaissances, Khadim Ndiaye clôt le livre sur les mots et réflexions de Cheikh Anta Diop à l’endroit de la jeunesse. Il dit d’emblée : « C’est pour les jeunes que je parle. » Il ajoute, entre autres viatiques : « La jeunesse doit être l’avant-garde de la libération de notre continent » : « Sortir les jeunes de la torpeur, du pessimisme, les amener à découvrir par leur propre réflexion la possibilité de ce qui leur paraissait un rêve (…) »

Même pour ceux qui ont lu et fréquentent assidument les écrit et travaux de Cheikh Anta Diop, ce livre sur l’itinéraire les pensées, opinions et combats de Cheikh Anta Diop apporte du nouveau, notamment des confidences inédites et des entretiens peu connus qui renseignent sur l’envergure éthique de « ce modèle géant de la sagesse africaine contemporaine que fut le regretté Pr Cheikh Anta Diop », pour reprendre le préfacier Dr Dialo Diop. A ceux et celles qui ont peu ou pas lu le Maitre, une formidable opportunité est donnée de disposer de clés d’entrée et de lecture d’une œuvre inscrite dans le temps de l’Histoire.

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