Digital ou pas, l’art africain a besoin d’être soutenu. C’est un secteur qui souffre d’un important déficit de financement : les Etats africains n’y consacrent qu’1% de leur Pib. Partout en Afrique, les artistes luttent pour survivre.

Un soft power africain
L’art africain a le vent en poupe.

En 2021-2022, les auteurs africains ont tout gagné : le Prix Nobel de littérature (le Tanzanien Abdulrazak Gurnah), le Prix Camoes (la Mozambicaine Paulina Chiziane), le Prix Booker (le Franco-Sénégalais David Diop), le Prix Neustadt (le Sénégalais Boubacar Boris Diop) et le Goncourt (le Sénégalais Mbougar Sarr). Dans la même période, Chanel choisit Dakar pour installer sa galerie des métiers d’arts africains. De Dior à Louis Vuitton, le marché de la mode de luxe est aujourd’hui influencé par la culture africaine. Dans l’industrie cinématographique, les films d’inspiration africaine connaissent un succès mondial, comme la série des Marvel autour de Black Panther. Les plateformes comme Netflix ont enrichi leurs programmes avec des contenus venus du Nigeria ou de l’Afrique du Sud. En 2024, Disney a acquis et diffusé la première série d’animation afro-futuriste, Iwaju, créée par la société panafricaine de divertissement Kugali. Dans l’industrie de la musique, Burna Boy est le premier artiste africain à faire salle comble en 2022 dans un stade américain. L’Unesco prédit que le secteur créatif pourrait créer 20 millions d’emplois et générer 20 milliards de dollars de revenus par an en Afrique. C’est le Nigeria qui a porté les industries créatives à un niveau économique inédit au point qu’en 2016, il est devenu la première économie africaine, avant l’Afrique du Sud, après avoir intégré Nollywood dans son Pib. Le marché nigérian du divertissement et des médias est désormais plus dynamique qu’Hollywood.
Une révolution numérique
Au-delà du talent d’artistes exceptionnels, ce momentum africain a été incontestablement favorisé par la révolution numérique sur un continent qui abrite la jeunesse du monde (40% de la population totale ont moins de 15 ans et représentent 27% de la population mondiale). La première décennie des années 2000 a été marquée par une croissance de 44% par an du marché africain de la téléphonie mobile. Et le rythme s’accélère : selon les opérateurs, 87% des Africains devraient posséder un smartphone en 2030 contre 51% en 2022. Avec un nombre croissant de startups, les capitales urbaines africaines sont aujourd’hui hyperconnectées. Parallèlement au développement des services de streaming, des services bancaires mobiles et des cryptomonnaies, l’infrastructure numérique est devenue une opportunité économique vitale dans un contexte d’accélération des échanges.
Le crypto art
Des noms émergent, pionniers de l’art digital africain. Le Nigeria, troisième utilisateur de monnaies virtuelles dans le monde, après les EtatsUnis et la Russie, a naturellement vu arriver les premiers artistes digitaux. En octobre 2021, le Nigérian Osinachi, le crypto-artiste africain le mieux noté, a vendu cinq Nft inspirés des piscines du peintre anglais David Hockney, pour 214 000 $, chez Christie’s. La photographe francosénégalaise Delphine Diallo a vendu 100 œuvres pour 100 000 $ en une heure et demie en novembre 2021. Mono, la toute première galerie en Afrique entièrement consacrée aux Nft, a ouvert ses portes à Tunis en 2022. Le crypto art est un mouvement artistique lié à la technologie du blockchain, elle-même associée à un jeton non fongible (Non-fungible token, Nft en anglais), un fichier informatique inviolable, traçable et unique. Grâce à la technologie Nft, le crypto art a permis aux maisons de vente d’accéder à une nouvelle clientèle, mais surtout a bouleversé la relation entre artistes et collectionneurs : toute une génération d’artistes qui avaient l’habitude de partager leur travail en ligne ont désormais la possibilité de le monétiser. C’est en 2014 qu’a été achetée la première œuvre jamais associée à un jeton non fongible, Quantum (2014) de Kevin Mc Coy, pour 1 472 000 $. En 2021, Christie’s frappe un grand coup en vendant Everydays : The First 5,000 Days de Beeple à 69 millions $ : c’est la troisième œuvre la plus chère pour un artiste vivant. Cette année-là, si les ventes aux enchères ont atteint 17 milliards de dollars selon le rapport annuel d’Artprice, c’est principalement grâce à la dématérialisation des œuvres comme les Nft. Les Nft ont généré près de 2, 5 milliards $ de transactions au cours des cinq premiers mois de 2021, selon NonFungible. Le marché est passé de 40 à 338 millions $ entre 2018 et 2020. Et il génère plus de 10 millions $ par jour dans les galeries virtuelles.
Les atouts de l’art digital
Pour les artistes, le marché des Nft adossés à des œuvres virtuelles est le seul moyen d’attribuer de la valeur à leur travail en le liant à un certificat d’authenticité. Les artistes n’ont pas besoin de payer à une galerie 50% de la valeur de leurs œuvres ou d’attendre leur paiement pendant des mois. Ils peuvent également introduire des clauses de revente dans le code Nft, garantissant au créateur une rémunération sur le long terme avec des royalties, des «droits de suite» s’élevant généralement à 10%, qu’il recevra automatiquement à chaque revente de l’œuvre. En Afrique, un élément supplémentaire est également important : sur les plateformes, la couleur de peau importe moins que le talent. Enfin, les Nft démocratisent un milieu qui a la réputation d’être réservé à une élite de collectionneurs. Avec les Nft, n’importe qui peut acquérir et revendre des œuvres d’art en quelques clics, de manière immédiate et décentralisée, lors de transactions effectuées en cryptomonnaies. De quoi ouvrir le marché de l’art à de nouveaux acteurs, collectionneurs ou artistes, jeunes et issus du monde de la tech. N’importe qui peut également décider d’associer un Nft à son œuvre numérique, quelle qu’elle soit, et de le mettre sur le marché via des plateformes dédiées (OpenSea, Hic and Nunc, SuperRare…), réduisant ainsi les intermédiaires habituels. Plus surprenant, le Nft a donné du pouvoir aux artistes engagés : alors que le Virginia Museum of Fine Arts de Richmond refusait de restituer les anciennes sculptures de Pende, un groupe d’artistes congolais, la Congolese Plantation Workers Art League (Catpc), a produit une édition de 300 Nft de l’œuvre d’art en février 2022. Le site nigérian Looty en a fait de même en vendant des Nft réalisés à partir de scans 3D d’objets pillés en Afrique, présents dans les collections des grands musées occidentaux. Looty prévoit maintenant de construire un musée virtuel dans le métavers pour abriter les objets rapatriés.
Une bulle spéculative ?
Tout le monde ne croit pas à l’art digital. Beaucoup, d’abord enthousiastes, en sont revenus. C’est que les défis à relever sont nombreux. Dans ce monde d’initiés, il est difficile de créer une communauté. Sur le continent, la connectivité internet reste un obstacle majeur au développement de ce secteur très énergivore. Une seule transaction Ethereum équivaut à la consommation d’électricité d’un Européen pendant quatre jours. De nombreux créateurs refusent d’être associés à un système aussi polluant. A l’échelle mondiale, le système Nft est encore imparfait et soulève de nombreuses questions dont celle de la sécurité. Les portefeuilles électroniques où sont stockés les tokens peuvent être piratés. Parfois, des artistes trouvent leurs œuvres en vente sur des plateformes à leur insu. Enfin, beaucoup se demandent si les Nft ont un avenir durable ou s’il s’agit d’une bulle spéculative qui pourrait bien éclater. D’autant plus que ces jetons sont achetés en bitcoins et en ethers, et dépendent donc du prix des cryptomonnaies, subissant leur volatilité, à la baisse comme à la hausse. Au final, digital ou pas, l’art africain a besoin d’être soutenu. C’est un secteur qui souffre d’un important déficit de financement : les Etats africains n’y consacrent qu’1% de leur Pib. Partout en Afrique, les artistes luttent pour survivre. Les besoins sont multiples : accès difficile aux prêts bancaires, aux réseaux de distribution et aux marchés publicitaires internationaux, insuffisance des équipements et des infrastructures, pas de protection suffisante des droits de propriété intellectuelle. Sans cela, ce secteur ne restera qu’un marché de talents non reconnus, voire promis, comme hier, à une perpétuelle spoliation.
Rama Yade est Directrice Afrique Atlantic Council.